(c) naehra.

D’instinct, j’emmène Lyara à l’écart de la foule. Loin des soldats, loin des hommes qui se battent toujours, loin de cette eau traîtresse qui a laissé surgir le chaos. Je dois la mettre à l’abris. Cette unique pensée tourne en boucle dans mon esprit à mesure que nous fendons la foule. La peur me noue les entrailles. Et si cette fois je n’arrive pas à la sauver, si quelqu’un la reconnaît et la dénonce ? Ses doigts mêlés aux miens, c’est soudain elle qui me tire vers l’avant, m’entraîne vers une petite charrette à laquelle je ne faisais pas attention. En quelques secondes, elle grimpe et s’allonge contre le bois dur. De ma main libre, j’empoigne aussitôt une vieille paillasse qui trainait là pour couvrir son corps et la dissimuler du mieux possible. Elle remonte ensuite son capuchon sur sa tête avant de tourner ses yeux lumineux vers moi. Nos doigts ne se sont pas lâchés et son regard apeuré me fait serrer sa main plus fort. La nuit est maintenant tombée, amenant avec elle un voile sombre qui nous dissimule aux yeux des autres. Ils ne voient que les cadavres jonchant le sol et les bras puissants qui les emprisonnent et les empêchent de s’éloigner du lac. Les cris ont quasiment cessé mais de loin, je vois un mouvement de foule percer leur barrière. Personne ne fait attention à nous. « Ça va aller. Personne ne te trouvera ici. » D’une voix assurée, j’essaye de la réconforter malgré la situation. J’aurais aimé que nos retrouvailles soient différentes. Je ne remarque même pas le reste des Aigles qui se disperse et amène avec lui le triton capturé. Mon comportement aura des conséquences, il faudra que je me défende. Mais comme autrefois, dès qu'elle a besoin de moi, mon attention est captivée par Lyara.

Mon attention s’échappe loin d’elle, vers les Aigles qui profitent de la faille dans la barrière humaine pour s’échapper. Je regarde le dernier homme de mon équipage enjamber un corps et disparaître tandis que les soldats du roi forment de nouveau une ligne infranchissable derrière lui. Lyara me sert la main plus fort, m’obligeant à revenir auprès d’elle. Je la rassure, un léger sourire aux lèvres. Bienveillant comme je ne l’ai plus été depuis longtemps. Mais sa faiblesse me frappe et m’oblige à quitter la chaleur de son contact. La tromperie est trop grande, trop éclatante, elle sera découverte avant d’avoir pu s’éloigner du lac. Dans la pénombre qui s’installe, je traîne l’un des cadavres jonchant la berge jusqu’à la charrette avant de le hisser à côté de Lyara. Le corps de l’homme est encore tiède, son cœur s’est arrêté mais sa gorge, ouverte, laisse encore échapper un filet de sang. Le liquide écarlate imbibe le tissu de la cape de Lyara et achève de la camoufler. Insatisfait, je traîne un autre corps, celui d’une femme cette fois, pour le placer de l’autre côté. « Personne ne te trouvera. » Je me répète, reprend le contact avec sa peau tiède en caressant le dos de sa main. Un instant, ses yeux me paraissent moins apeurés. Je lance un nouveau regard vers la foule avant de revenir à elle. Là-bas, on commence à faire des lignes, à interroger, à contrôler les identités. « Il faut que j’y retourne. » dis-je finalement. Il va falloir me fondre dans la masse, jouer au noble écœuré par le sang et la chair répandus sur le sol. J’adresse un dernier sourire à Lyara, lui embrasse le bout des doigts et regrette immédiatement ce geste. « Tache de rester en vie, je n’ai pas envie d’avoir porté ce gars pour rien ! » Du menton, je désigne le cadavre à côté d’elle. La plaisanterie est de mauvais goût mais me permet de remettre mon masque en place. Avec un clin d’œil, je lâche finalement sa main et m’éloigne dans la nuit, prêt à affronter les questions des soldats.